l'absurde

l'absurde

Nous sommes des étrangers, errant au fil d’un temps qui lasse,
sur ces chemins peu familiers, où rien ne semble trouver sa place.

Photo avec le chameau en couleur

Il y a peu, je suis retombée sur une vieille photo de famille. Je la connaissais depuis toujours, mais cette fois, en la redécouvrant, j’ai éclaté de rire. Un vrai fou rire, sincère et profond, comme si mon cerveau avait entendu la meilleure blague de sa vie.

Il y avait tout : l’élégance immortelle de ma mère, mon regard de petite fille égarée, ma sœur Marina, l’aventurière, juchée sur un chameau. Oui, un chameau, en plein hiver russe. Et en arrière-plan, un tank soviétique. Une carte postale de l’absurde.

Puis mon rire s’est figé. Cette photo n’était pas qu’une image drôle, c’était une métaphore parfaite de la vie : un joyeux bordel où un tank soviétique cohabite avec un chameau docile et une mère magnifique en manteau long.

J’ai grandi en cherchant un sens, un fil logique, une raison d’être. Mais rien n’est jamais venu, seulement le silence, les pertes, les rencontres, et l’inattendu.

Alors j’ai changé de regard. J’ai accepté que la vie n’était pas un enchaînement cohérent, mais une accumulation d’instants, parfois beaux, souvent brutaux, toujours déconcertants.

J’ai choisi de croire à l’absurde. J’ai cessé d’attendre des réponses et j’ai commencé à vivre vraiment : créer sans justification, aimer sans attente, rêver, même dans le chaos.

Car s’il n’y a pas de sens imposé, tout devient possible. Et dans cette absurdité, il y a un luxe rare : celui de choisir ce qui compte vraiment.

Il y a elle. Ma mère. Celle qui incarne à la fois l’ordre et le chaos. Capable de faire naître un ouragan pour protéger son nid. Elle veut tout garder auprès d’elle — surtout ses enfants. Quitte à tordre la vérité pour qu’elle rime avec amour.

Elle est ma première énigme, ma première croyance. Sur chaque photo, elle apparaît comme une déesse. Même à contre-jour, elle brille. Même quand les autres grimacent, elle sourit, parfaite sans chercher à l’être.

Elle a longtemps tenté de me guider selon les règles du monde : études, société, sécurité. Puis elle a compris que j’étais prête. Elle a cessé de me donner des conseils pour avancer « comme il faut ».

« Ce monde n’est rien, et nous sommes si peu à avoir survécu. »

Ces mots, ma mère me les a transmis un jour où j’étais au bord de l’épuisement, quand plus rien ne semblait tenir debout. Ils venaient de sa propre grand-mère — mon arrière-grand-mère.

Déportée en 1944, elle a enterré parents, proches, enfants. Elle a vu le pire de l’humanité, mais a traversé la vie. Jusqu’à ce qu’une autre guerre vienne la cueillir. À 85 ans, en traversant son jardin, elle s’est fait tirer dessus par un sniper. Comme si l’absurde, tapi dans l’ombre, avait signé la dernière page de son histoire — d’un geste brutal et moqueur.

C’est cette phrase qu’elle répétait, encore et encore, comme un testament transmis de femme en femme, pour ne pas sombrer tout à fait.

« Ce monde n’est rien, et nous sommes si peu à avoir survécu. »

Elle contient toute la vérité crue : l’absence de logique, l’injustice, la rareté de ceux qui restent. Mais dans cette vérité, étrangement, j’ai trouvé de quoi me redresser.

Si le monde est vide de sens, alors je peux le remplir moi-même. Si la survie est une exception, chaque seconde devient un miracle.

Embrasser l’absurde, c’est reconnaître que chaos et beauté ne sont pas incompatibles. C’est faire la paix avec ce qui échappe à notre compréhension, et choisir de danser au milieu des cendres et des ruines.

L’absurde est cette amante étrange, dévastatrice et libératrice, qui me tient la main dans mes moments sombres et éclaire mes instants de grâce.

Avec elle, je me marie chaque jour, jusqu’à ce que la mort nous sépare — non pas dans la douleur, mais dans la légèreté d’avoir accepté que rien n’a vraiment de sens, sauf celui que je décide de lui donner.