la distance


Très souvent, je demande aux gens où ils sont allés, où ils ont déjà vécu. En réalité, ce qui m’intéresse, c’est la distance qu’ils ont connue.
Mais presque toujours, ils me répondent en parlant de voyages, énumérant fièrement les pays visités, les cultures qui les ont surpris, les souvenirs qu’ils ont rapportés. Moi, j’écoute, mais à l’intérieur, une autre distance se creuse déjà entre eux et moi, parce que leur définition n’a rien à voir avec la mienne.
Quand j’évoque la distance, ce n’est pas un album de souvenirs colorés qui se déploie dans ma tête, c’est la sensation d’un couteau replongé dans une plaie à peine refermée. Pour moi, la distance a toujours été un arrachement. Pas un terrain de jeu, pas un exotisme.
J’ai souvent souri intérieurement à ces gens qui redoutent les « distances émotionnelles » avec leurs proches, tout en collectionnant les trophées de voyages. Le vrai drame, dans mon esprit, a été d’être forcée de parcourir des kilomètres dont je ne voulais pas, des kilomètres qui s’inscrivent sur un compteur invisible et qui m’usent.
Pendant longtemps, j’ai filtré ces pensées, j’ai essayé de me réapprendre que la distance était normale, presque banale. Et puis, un jour, le hasard est revenu me faire un clin d’œil pour me rappeler sa nécessaire existence.
Lors d’une consultation médicale, pour combler le vide comme je sais si bien le faire, je parlais de tout et de rien. J’ai posé ma fameuse question de la distance, et peut-être sans le vouloir, cette personne a mis des mots sur un état que je croyais intraduisible. Il m’a confié que, quittant son pays très jeune, il avait eu l’impression de vivre deux vies. Que c’était si loin qu’il se sentait mort dans son pays natal, et né à nouveau en Belgique.
Cette phrase m’a transpercée jusqu’à la moelle. Jamais je n’avais entendu un écho aussi exact à ce que je ressens depuis des années. Comme si, pour certains, la distance était une eau qu’ils choisissent et boivent chaque jour, et pour d’autres, l’expérience d’un tsunami qui arrive sans prévenir.
J’ai voulu prolonger la conversation pour me noyer un peu plus. Alors j’ai demandé, innocemment :
— Avez-vous encore des photos de votre pays ?
Je m’attendais à une réponse distraite : « Oui, quelque part chez mes parents… »
Mais il a souri :
— Pour moi, ces photos sont un trésor. Je les garde précieusement.
J’étais sidérée. Car pour moi aussi, les photos ne sont pas des trophées du passé, mais des traces tangibles que ma nostalgie n’est pas un caprice, mais la mémoire d’un monde qui a vraiment existé.
Elles sont la preuve que ce que j’ai vécu n’est pas un mirage. J’ouvre mes albums rarement, seulement quand j’ai assez de force, car certaines images vous happent, et si le cœur n’est pas reposé, elles peuvent vous engloutir.
Cette discussion n’a jamais quitté ma mémoire. Elle a renforcé ma conscience que la distance prend mille visages. J’ai un instinct de survie étrange, mais quand je mets le doigt sur une peur, je ne peux pas la laisser tranquille.
Peu de temps après cette conversation, j’ai décidé de partir seule, loin, non pas pour trouver quelque chose à l’arrivée, mais pour affronter ma peur.
La distance devient ce que l’on en fait. On peut la vivre chaque jour, assis à la même table qu’une personne, en voyant se creuser un fossé qu’aucune passerelle ne pourra jamais combler. Et l’on peut être à l’autre bout du monde, ou même mort, et rester proche.
Si un jour on a dû affronter, malgré soi, les dégâts de la distance, il ne faut plus jamais la laisser nous dominer. L’accepter serait trahir tout ce que l’on a été et tous ceux que l’on a perdus à cause d’elle.
Merci infiniment à Cat, pour cette photo et cette mémoire offertes.
Sans elles, mes mots n'auraient peut-être jamais trouvé leur chemin.